CHAPITRE II

 

« TATOUAGES »…

Les lettres rouges de l’enseigne illuminaient la nuit de leur pulsation tremblée, et c’était comme une coulée de feu en suspension dans l’air. Une artère isolée, arrachée à quelque organisme lacéré par les scalpels et qui aurait continué son lent travail d’acheminement du sang, accrochée là – au-dessus de la petite boutique – au rythme éternel, diastole/systole, d’un cœur-réservoir noyé dans la maçonnerie…

À l’intérieur de l’échoppe, Lise se secoua. Le froid de la vitre contre laquelle reposait son front avait fini par insensibiliser la chair de ses sourcils. Elle fit un pas en arrière, et son visage se détacha sur la vitrine que l’obscurité de la rue changeait en miroir, entre deux pulsations de l’enseigne. Sa figure blême avait la beauté d’un masque mortuaire de princesse Ming. La longue chevelure noire flottant sur la nuque ne faisait que renforcer le contraste entre la bouche épaisse, véritable muqueuse sexuelle, et les pommettes saillantes, vaguement asiatiques. Le front haut, très bombé, poudré à la japonaise, achevait d’entretenir cette ressemblance.

Elle haussa les épaules et frissonna au contact du maillot de cuir que sa peau n’arrivait pas à réchauffer. Elle détestait cet accoutrement, ce maquillage d’outre-tombe, mais Barney semblait y tenir tout particulièrement.

« Tu es très belle en jeune morte, répétait-il souvent, la clientèle aime ça, ça colle bien avec le style de tes dessins. Tu gribouillerais des motos, des guitares, je te fringuerais en vedette de la chanson : cheveux chromés et nombril-laser, mais là ! »

Et d’un geste il désignait les modèles de tatouages accrochés aux murs. Des figures fantastiques pour la plupart, êtres hybrides, objets impossibles et menaçants, bêtes étranges nées de l’accouplement de mécaniques oxydées et de végétaux proliférants.

« C’est intellectuel, tout ça, concluait-il généralement, vachement intellectuel. Tu t’es fait une bonne petite clientèle, mais une clientèle spéciale : étudiants, profs, journalistes. Des tordus, quoi ! Il faut leur servir la soupe avec la louche qui convient, sinon ils iront ailleurs, pigé ? »

Elle capitulait très vite, et serrait les dents chaque matin pour enfiler le costume de cuir noir. Son uniforme. Une sorte de maillot crissant qui lui laissait les cuisses nues et dont ses seins s’échappaient régulièrement dès qu’elle inclinait le buste.

Il était près de minuit, elle avait froid, elle avait sommeil. Pendant cinq heures elle était restée nuque courbée, dos voûté au-dessus du ventre d’un auteur dramatique quinquagénaire, piquant et repiquant la peau insensibilisée au chlorure d’éthyle, injectant chaque fois sous l’épiderme une minuscule tache d’encre, organisant les points en réseau, en essaim…

« Le secret de notre réussite, avait coutume de philosopher Barney, c’est que l’opération est indolore, qu’elle n’entraîne aucune inflammation des tissus, et par là même aucun risque de fièvre. Finalement c’est comme si tu leur dessinais sur le dos au crayon-feutre, ni plus ni moins. En supprimant le danger d’œdème on a vulgarisé l’art du tatouage. Mieux : on l’a rendu rentable ! »

Et c’était vrai ! La mode avait touché toutes les couches de la société. En quelques mois – et pour des milliers d’individus – le tatouage était devenu aussi indispensable que le port des bijoux ou la pratique du maquillage. Les sociologues ne se privaient d’ailleurs pas d’épiloguer sur le phénomène, sans parvenir pour autant à en donner une seule explication convaincante. Le fait était là, dans toute sa densité, son opacité. Autrefois apanage des dockers, des marins, des militaires ou des forçats, la gravure sur peau était en passe de conquérir tous les publics : des adolescents aux belles élégantes, en passant par les intellectuels, les sportifs, et les employés de bureau…

« À chacun son style, clamait Barney, du gribouillis humoristique à la véritable œuvre d’art ! Sans oublier l’éternel serment d’amour et l’image pornographique ! »

La « société » que représentait le petit homme avait eu l’idée de recourir aux services d’artistes dans le besoin, des gens de talent que la pratique de leur passion conduisait lentement mais sûrement à mourir de faim. Lise était de ceux-là. L’affaire de vandalisme qui avait défrayé la chronique deux ans plus tôt, et semé la terreur dans le monde de l’art[3], l’avait fauchée en plein début de carrière. Quand le directeur de la galerie où elle avait coutume d’exposer avait été vitriolé au cours d’un vernissage, elle s’était retrouvée seule et sans appui. Barney l’avait contactée à ce moment-là, alors qu’elle envisageait sérieusement de s’enfermer dans les toilettes de la gare centrale avec pour tout repas quatre tubes de barbituriques. Il avait épluché les revues professionnelles, sélectionné une trentaine de graphistes, d’illustrateurs, mais aussi des spécialistes de la bande dessinée ou de la publicité. Le premier réflexe de Lise avait été bien sûr de lui claquer la porte au nez, puis elle avait réalisé que la seule chose réellement importante à ses yeux était de pouvoir continuer à manier la plume… et elle avait dit oui.

« Dans un premier temps, je te demanderai de ne rien changer à ton style, lui avait-il expliqué, ce que tu fais est assez malsain pour fasciner pas mal de types ayant un petit vélo dans la tête. Je pense que tu peux te constituer une clientèle d’élite, prête à casquer le prix fort. Je vais te louer une boutique dans un quartier à la mode, on fera les comptes au bout de six mois. Si ça ne marche pas, faudra te recycler dans les petits mickeys… ou nous dire adieu ! »

L’affaire s’était révélée rentable, extrêmement rentable, et Lise était devenue la coqueluche des salons. On payait des sommes énormes pour offrir son ventre, sa poitrine, ses cuisses, à l’aiguille magique qu’elle tenait entre les doigts. Femmes de lettres, critiques des deux sexes, éditorialistes, tous venaient s’allonger sur sa table, dans le salon surchauffé de la minuscule officine. Elle se penchait sur eux, travaillant à petits coups brefs, fouaillant la chair insensible, zigzaguant à travers une géographie de grains de beauté, parcourant des peaux tour à tour lisses, granuleuses, dorées, ou amollies par les années. Elle semait ses taches comme des cailloux au milieu d’une plaine vivante, escaladant la colline d’un sein, contournant la borne d’un téton, filant vers la vallée touffue d’une aisselle. Elle travaillait, concentrant tout son être dans l’extrémité de ses doigts, indifférente au babillage incessant des « patients ». Car ils parlaient ! Ils ne faisaient même que ça ! Assimilant probablement la table sur laquelle ils reposaient au divan d’un psychanalyste, ils se croyaient en droit d’assommer la jeune femme sous un déluge de confessions dont elle n’écoutait pas le premier mot…

« TATOUAGES »

L’enseigne incendiait la rue.

Lise se détacha de la vitre, se laissa tomber dans un fauteuil. Sa colonne vertébrale la faisait cruellement souffrir, et chaque fois qu’elle tournait la tête, une crampe explosait au niveau de ses vertèbres cervicales. Cinq heures de gravure ininterrompue. Et pourtant elle était restée imperturbable, trouant la peau trop bronzée de l’auteur dramatique, feignant de ne pas voir l’érection qui se levait peu à peu sur le ventre de l’homme.

Elle était habituée. Assez fréquemment, du reste, des masochistes exigeaient de ne pas être anesthésiés. Une après-midi durant ils se mordaient alors les lèvres, pleuraient en s’enfonçant les ongles dans les paumes… et finissaient invariablement par jouir sur la table de travail !

Elle soupira, feuilleta sans le voir son carnet de croquis. Les rendez-vous affluaient, si Barney ne se dépêchait pas de renouveler les provisions d’encre, elle tomberait en panne de matière première avant qu’il soit longtemps. L’encre…

En fait tout était venu d’elle, de ses pouvoirs extraordinaires, fascinants… Pendant toute une période on ne l’avait plus désignée dans la presse que sous le surnom « d’encre magique » ! Et quand on y réfléchissait, cela semblait à peine exagéré. Pas plus que ses concitoyens, Lise ne savait pas d’où elle provenait, de quel laboratoire, de quelle cornue… Lorsqu’elle posait la question à Barney, le petit homme agitait aussitôt l’air de la main droite, comme pour chasser une mouche importune.

« Je te l’ai déjà dit ! gémissait-il en plissant son visage de cocker dépressif, c’est super-naturel, et tout et tout ! Tu as entendu parler des mucus émis par les animaux ? L’encre de la pieuvre ou du calmar, les projections lumineuses des Macrures « queues-de-rat », etc., etc. Eh bien, c’est pareil ! Ça sort de je ne sais quelle glande de je ne sais quelle bestiole, voilà ! Bon sang, je ne suis pas zoologue ! Je VENDS un produit ! Tu ne voudrais pas que je donne des cours en plus ? »

Elle n’osait plus insister ; d’ailleurs les organismes de défense des consommateurs avaient maintes fois analysé le liquide. On n’y avait rien découvert de particulièrement nocif. Apparemment la nouvelle mode semblait mille fois moins dangereuse que celles du tabac et de l’alcool.

Plusieurs écrivains avaient du reste entrepris de faire, à longueur d’éditoriaux, le panégyrique de l’étrange substance. Lise avait parcouru cette prose d’un œil hébété : on y parlait… « de corps reconquis comme surface d’expression », de « tableaux vivants, poilus et ridés, capables d’avoir la fièvre, de transpirer, et reléguant au rang d’objets de bazar les toiles encadrées encombrant les musées ! ». Ces élucubrations l’avaient atterrée, elles lui faisaient sentir à quel point le public, qu’il soit populaire ou « intellectuel », se trouvait pris sous le charme, ne l’était-elle pas elle-même ? Combien d’heures avait-elle passées à contempler les flacons, à faire rouler entre ses paumes les bouteilles aux parois épaisses d’un bon centimètre et pleines d’un flot lourd aux chatoiements irisés où se perdait le regard.

« C’est comme la nuit du cosmos, avait-elle chuchoté une fois alors que Barney tirait un à un les nouveaux flacons de sa serviette, c’est noir, c’est opaque mais c’est infini. Ça me fait l’effet d’un trou sans fond. Un gouffre, un abîme dans lequel on tomberait des jours et des jours sans jamais toucher le sol… Tu ne trouves pas ? »

Barney avait eu une curieuse grimace étranglée, et une fine sueur avait fait luire son front sans que la jeune femme puisse déterminer l’origine de ce brusque malaise. Peut-être le mot « abîme » ? Mais pourquoi ?

D’ailleurs l’encre noire ne constituait que l’un des pôles d’attraction de l’arc-en-ciel mystérieux, il y avait aussi l’encre rouge, l’encre jaune, l’encre brune… « Société pour l’exploitation du Tatouage Mobile », telle était l’inscription figurant sur la carte professionnelle de Barney. Le tatouage mobile… Au début, Lise n’avait pas voulu y croire, et puis, progressivement, elle avait vu ses dessins se déplacer sur la chair des clients ! À l’opposé de tout ce qu’on avait pu observer jusqu’alors dans l’histoire de la gravure sur peau, les figures n’étaient plus fixes, enracinées sur la même portion de biceps pour l’éternité, figées, immobiles. Non ! Désormais elles se déplaçaient. Elles bougeaient ! Les pigments introduits sous l’épiderme semblaient, en demeurant liquides, conserver leur faculté de mobilité. Aucune dessiccation ne les attachait plus au même endroit, ils restaient libres de couler, de contaminer les cellules avoisinantes, de se servir d’elles comme des marches d’un escalier. Par sauts microscopiques, la tache dérivait alors à la surface de l’épithélium, acquérant chaque jour une mobilité plus grande, une souplesse insolente ! Le tatoueur se devait toutefois d’être assez habile pour assurer la plus grande cohérence entre les points afin que chaque nouvelle tache entretienne des liens solides avec les précédentes. C’était à cette seule condition que l’image conservait son unité lors de la reptation. En cas de faille, de « maille manquante », le dessin se déchirait et chaque moitié du tatouage se mettait à errer au hasard, se déformant progressivement, s’émiettant jusqu’à ne plus être qu’un puzzle épars, répandu aux quatre points cardinaux d’une anatomie ridiculisée par ce semis multicolore aux allures de fièvre éruptive.

La mobilité… C’était cela qui avait fasciné les foules. La soudaine possibilité d’être recouvert à volonté d’une nuée d’animaux en constante migration. Vous étiez assis, vous parliez, un verre à la main, et soudain, soudain une petite panthère noire émergeait des boucles de cheveux cascadant sur votre tempe gauche, traversait votre front au-dessus de la ligne des sourcils et enjambait votre oreille droite pour disparaître à nouveau dans la jungle de votre chevelure ! C’était cela qui avait décidé du succès de l’opération. Un poisson habitait la surface de votre joue, explorait le coin de vos lèvres, escaladait votre menton pour plonger ensuite le long du cou en droite ligne vers votre décolleté, dans la vallée séparant vos seins…

Des médecins avaient observé que la vélocité et la taille des tatouages croissaient selon l’humeur de leur propriétaire : les décharges hormonales de la peur, du désir, l’afflux d’oxygène, les apports glycémiques, tout entrait en ligne de compte. En cas d’excitation sexuelle les dessins se déplaçaient beaucoup plus rapidement, se distendaient comme sous l’effet d’une palpitation interne. Une pomme minuscule, gravée au coin de la bouche, envahissait tout un visage avant de disparaître derrière la nuque du « porteur ». Les attitudes psychologiques exerçaient d’ailleurs une forte influence sur la conduite des motifs multicolores ; on remarqua que chez les timides, ils avaient tendance à déserter les parties du corps exposées à la vue. Chez les exhibitionnistes, les extravertis, les tatouages – manifestant au contraire un phototropisme positif – se rassemblaient sur les plages d’anatomie non masquées par les vêtements, ce qui donnait parfois lieu à d’amusants regroupements : le visage d’un homme disparaissant sous le fourmillement d’une multitude de motifs hétéroclites : motos, femmes nues, sabres, blasons, maximes, en suspension instable et agglutinés là comme pour un meeting mystérieux !

Très vite, l’imagination populaire s’empara du sujet. On interpréta les dilatations, les rétrécissements des figures, leurs trajets, leurs courses sur la géographie du corps comme les astrologues le faisaient jadis des étoiles sur la carte du ciel. On tira des « horoscopes anatomiques ». Désormais il n’était plus besoin d’être savant pour connaître l’avenir, on pouvait reléguer lunette astronomique, tables mathématiques, astrolabe et conjonctions astrales aux oubliettes, il suffisait de se mettre nu devant la glace de sa salle de bains et d’observer la trajectoire des motifs sur son épiderme, de guetter l’apparition du chat noir sous son aisselle, du lion rouge au-dessus de la toison du pubis, de mesurer les angles, les directions, et de se reporter au « manuel d’interprétation corporelle illustré » vendu dans tous les drugstores. Le tour était joué ! Des sommités du monde de l’occultisme publièrent une table récapitulative des symboles essentiels que tout adepte de l’astrologie anatomique se devait de porter inscrite sur la peau… Et Barney se frotta les mains de satisfaction ! Les officines de tatouage furent prises d’assaut, on fit la queue dans la rue, on paya à crédit, on s’endetta pour acquérir sa « carte d’avenir ». Lise elle-même dut sacrifier à l’engouement et piquer une douzaine de bestiaires fantastiques sur les épaules de dignes représentants de l’université. Toutefois elle le fit dans un style fort personnel… et à prix d’or.

Minuit et demi… L’enseigne clignotait toujours, irritant la pupille comme l’image sautillante d’un téléviseur mal réglé. Lisa cala ses épaules dans le fauteuil, se défit des talons hauts et étendit les jambes. Depuis qu’elle avait coupé le chauffage, la chair de poule lui faisait les cuisses grumeleuses. Barney ne viendrait donc jamais ? Elle pensa au client de l’après-midi. Un habitué, un fidèle, qui depuis près d’un an se faisait tatouer une arche de Noé sur le ventre. Rien ne devait manquer ! Il y avait le bateau bien sûr, mais aussi tous les couples d’animaux imaginables : lion-lionne, tigre-tigresse, lapin-lapine… Une besogne de titan ! Aujourd’hui Lise ne savait même plus combien de bêtes elle lui avait ainsi reproduites sur la peau. Aucun des couples déjà inscrits n’était d’ailleurs resté uni. Tous s’étaient séparés, avaient entamé leur grand mouvement migratoire, escaladant omoplates, poitrine, cou. Allant, venant, s’entrecroisant en un ballet vertigineux et confus…

« C’est une sorte de défi, murmurait l’homme, un pari avec moi-même. J’ai longtemps pratiqué le yoga, voyez-vous, et je suis sûr que par la seule force de ma volonté je puis commander la trajectoire des dessins, les canaliser, infléchir leurs courbes, reconstituer un à un les couples initiaux ! Oui ! J’en suis certain : un jour j’y parviendrai, je maintiendrai la cohérence du groupe, j’aurai la maîtrise totale de mon épithélium ! Je reformerai les couples les uns après les autres ! »

Lise ne le contrariait pas, et s’abstenait surtout de lui faire remarquer que depuis un an le lion croisait dans les parages de son mamelon gauche alors que sa femelle avait résolument élu domicile sur son mollet droit ! C’était un bon client, un client comme les aimait Barney, mais Lise tenait à garder ses distances. Elle n’aimait guère l’obstination qu’il mettait à se coiffer d’un chapeau « multiplicateur ». Ces couvre-chefs démodés étaient dangereux, tout le monde savait cela, et on n’en trouvait plus guère dans le commerce. Où diable avait-il pêché le sien ? Apparemment il s’agissait d’un banal chapeau melon, un « bowler-hat », comme on se plaisait à les nommer jadis. Mais sous la coiffe il en allait tout autrement ! Un système d’amplificateurs captait les tensions électriques du cerveau humain – faibles courants ne dépassant pas d’ordinaire dix à vingt microvolts – et les multipliait bien au-delà de la limite raisonnable. On prétendait qu’une telle stimulation accroissait la transmission des excitations le long des fibres nerveuses, la faisant passer de l’ordre de la centaine à 200 ou 300 mètres par seconde ! Les adeptes du chapeau melon-amplificateur affirmaient tous que leur activité cérébrale s’en trouvait décuplée et qu’ils résolvaient désormais deux fois plus de problèmes en deux fois moins de temps. Mais ce tableau idyllique avait été assombri par des accidents bizarres : des types jusqu’alors illettrés, bégayant à peine leur nom de famille, et qu’on avait soudain vus mourir au comptoir d’un café après avoir poussé un cri bizarre et griffonné dans la poussière du zinc une équation du troisième degré… Certains journaux avaient parlé de courts-circuits, mais les organismes de défense des consommateurs n’avaient rien pu prouver et le chapeau douteux était resté en vente libre… Peut-être le type à l’arche de Noé était-il inconsciemment victime d’une surtension cérébrale analogue ? Cette idée de rassembler les animaux séparés ! Ne fallait-il pas y voir un indice de folie ? L’annonce fatidique d’une prochaine électrocution ?

Elle bâilla, puis sursauta, la silhouette de Barney venait d’apparaître au coin de la rue. Au fur et à mesure qu’il s’approchait, la palpitation de l’enseigne lui faisait un teint d’écorché vif. Il entra, salua la jeune femme d’un grognement et ouvrit tout de suite sa mallette blindée. Les flacons d’encre reposaient dans leurs alvéoles de mousse antichoc. À petits gestes précis, il les aligna sur la table de travail.

— Crevée ? marmonna-t-il à l’adresse de Lise sans lui accorder un seul coup d’œil.

— Assez, oui. Cinq heures de piqûres sur le même bonhomme.

— Il a payé ?

— Je recevrai son virement magnétique dans la semaine, comme d’habitude. Pourquoi ?

— N’accepte plus de délai. Un de tes collègues a été refait. Un chanteur à la mode qui s’est crashé avec son planeur. Dix millions de tatouage sur le corps, et à peine le premier tiers encaissé ! Les types qui veulent se faire peindre au-dessus de leurs moyens, j’en veux pas ici ! Du cash, tu entends ? Rien que du cash !

Lise acquiesça ; le nabot semblait d’une humeur massacrante. Elle jugea peu stratégique de lui avouer ses craintes au sujet de l’homme au chapeau melon et de l’éventuel court-circuit…

— Tu as du café ?

Sans répondre, elle ouvrit un meuble bas en laque de Chine, en sortit un pot de métal empli d’un liquide fumant. Barney eut d’abord un claquement de langue satisfait puis son visage se renfrogna.

— Depuis quelques jours j’ai l’impression d’être suivi, laissa-t-il tomber tout à trac. On me piste, on repère mes trajets. Hier soir j’ai fait mille détours pour rentrer chez moi, je ne veux pas qu’on localise le labo…

— Qui ça, « ON » ?

Il reposa son gobelet avec humeur, projetant de sombres éclaboussures sur sa chemise.

— N’importe qui ! Des concurrents… Des gens désireux de percer le secret des encres, je n’aime pas ça.

Lise haussa les épaules, faiblement intéressée. Elle ignorait tout du petit homme à tête de cocker : son âge, son vrai nom, son adresse. Au début, ce goût du secret l’avait un peu inquiétée, maintenant elle y voyait une simple manifestation paranoïde.

— Tu es fatigué, murmura-t-elle avec lassitude, va te coucher, il est tard.

— C’est un type jeune, marmonna son interlocuteur en bouclant sa serviette, oui un jeune avec un blouson… Je l’ai à l’œil !

Il marcha vers la sortie, actionna l’interrupteur de l’enseigne. Une nuit subite tomba sur la rue.

— Rappelle-toi ! grogna-t-il. Pas de crédit. Je repasserai dans dix jours…

La porte carillonna. Lise soupira et entreprit d’aligner les flacons sur les étagères de la réserve. Elle avait trois rendez-vous le lendemain : deux bestiaires astrologiques à compléter, et une série d’animaux porte-bonheur dans les tons bruns. Comme elle posait la main sur la poignée d’un tiroir, elle sentit une présence dans son dos…

Quelqu’un venait d’entrer dans la boutique.

Des images se bousculèrent dans sa tête, à une vitesse phénoménale : Barney, la filature, l’espionnage industriel, le racket… Elle pivota, la bouche sèche, le corps déjà lourd de peur…

— Nathan ! Idiot !

Le jeune homme sourit, marcha à sa rencontre et l’enveloppa dans ses bras. Elle voulut se raidir, vexée par la mauvaise blague, mais son corps la trahit et elle s’abandonna, offrant sa nuque aux lèvres chaudes. Elle connaissait Nathan depuis trois ans : journaliste scientifique de profession, il avait un temps déserté les laboratoires et les conférences pour s’adonner à sa passion : la critique picturale. C’est ainsi qu’elle l’avait connu, à la faveur d’un cocktail, à l’époque de sa gloire naissante. Il était mince, à la limite de la maigreur, brun de peau, avec de longs cheveux un peu démodés qu’il portait en chignon serré. Elle n’avait pas eu le courage de lui résister. Puis les mois avaient passé, les cartes étaient devenues moins favorables, ils continuaient néanmoins à se voir de temps à autre, avec un plaisir un peu mélancolique…

— Comment va la « jeune morte » ?

— Pas trop mal, c’est pour une autopsie ?

Il rit, de manière forcée, pour chasser la gêne. Lise glissa les doigts sous sa chemise. Encore une fois elle fut étonnée de sa totale absence de graisse. La peau collait à ses os, moulant étroitement chaque côte, chaque vertèbre.

— Ça fait combien de temps qu’on ne s’est vus ? chuchota-t-elle.

— Six mois. Tu es en droit de me fiche à la rue, tu sais…

— Viens.

Elle l’entraîna dans l’escalier. Elle possédait un petit studio au-dessus de la boutique, une vingtaine de mètres carrés meublés de la façon la plus Spartiate qui soit : un matelas à même le sol, des coussins de toile rêche, ni table ni chaise, des livres, un nécessaire à thé et une douche minuscule encastrée dans un placard. Ils se déshabillèrent sans un mot, dans l’obscurité, se cherchant à tâtons. Lise s’allongea sur le matelas, cuisses ouvertes. Nath la pénétra aussitôt. Il la besogna ainsi une quinzaine de minutes et elle finit par découvrir avec stupeur qu’elle n’y prenait aucun plaisir. La fatigue ? Une légère angoisse lui pinçait le ventre sans qu’elle pût en détecter l’origine… Les craintes de Barney peut-être ? « Depuis quelques jours on me suit »… C’était stupide. Elle chassa violemment cette pensée et se jeta dans l’étreinte avec une énergie désespérée. Très vite leurs peaux en sueur émirent des bruits de succion, et Nathan se cambra en criant. Pour ne pas le décevoir, elle mima un spasme imaginaire et lui griffa les reins, mais elle ne fut pas certaine de l’avoir dupé. Ils se désemboîtèrent. Le jeune homme roula sur le côté, sans parler. Au bout de quelques minutes, elle pensa qu’il s’était endormi et alluma la veilleuse posée à la tête du lit, sur un gros volume d’histoire de l’art. Une lueur jaune et falote tomba sur le matelas, laissant le reste de la pièce dans les ténèbres. Elle s’étendit sur le dos, guettant le lent écoulement de la semence au creux de ses cuisses. Tout son corps luisait de sueur. Entre ses petits seins d’adolescente, un tatouage noir aux contours précis se mit à se déplacer. C’était un chat minuscule faisant le gros dos, l’échine et la queue hérissées. Une fantaisie qu’elle s’était jadis gravée sur la cuisse droite à la demande de Barney :

« Un tatoueur se doit d’être tatoué ! avait-il affirmé sans ambages. Sinon on pensera que tu n’as pas confiance dans tes produits ! »

Elle avait obéi, piquant en quelques milliers de coups d’aiguille ce félin au travail exquis de miniaturiste chevronnée. Depuis, la bête n’avait pas cessé de se déplacer, témoignage graphique de sa propre instabilité. Du coin de l’œil, elle épia la course de l’animal glissant de cellule en cellule à une vitesse prodigieuse. Il gagna son nombril, puis obliqua vers sa hanche gauche, celle qui reposait contre les reins de Nathan. Imperceptiblement elle le vit quitter son corps au point de jonction des deux épidermes, et passer progressivement de l’autre côté, sur la peau du jeune homme ! Elle ne bougea pas. À présent le chat escaladait une à une les vertèbres de son amant. C’était la cinquième ou la sixième fois qu’elle observait ce phénomène de transfert. Il se produisait généralement après l’amour, à l’occasion d’une forte transpiration et à condition que les corps fussent en contact étroit… en « adhérence », pouvait-on dire. Quel principe chimique présidait donc à cet étrange voyage ? Elle l’ignorait totalement. La sueur engluant leurs épidermes n’était sûrement pas étrangère à la fugue du tatouage. Peut-être contribuait-elle à créer une sorte de pont d’échange cytoplasmique comme chez certaines plantes ? Elle sourit ; l’idée d’être à même de se décalquer sur la chair de ceux qui la besognaient ne lui déplaisait pas. L’un d’eux toutefois n’avait guère apprécié le tour et avait conclu dans un rire méprisant : « Voilà que tu déteins, ma pauvre vieille ! »

Aucun de ses clients ne lui avait jamais fait part d’une telle aberration. Était-elle la seule à en bénéficier ? Peut-être fallait-il voir là le symptôme d’une quelconque allergie aux encres ? La preuve que son organisme cherchait à toute force à se débarrasser d’une présence nocive ? Que se passerait-il si elle rompait subitement le contact, MAINTENANT ? Si elle éloignait soudain sa hanche, si elle abandonnait le minuscule chat noir en « terre étrangère » ? Accepterait-il de vivre sur Nathan ? Manifesterait-il au contraire son besoin de retour au « pays » en ayant recours aux moyens de coercition habituels : eczéma, ulcération… mélanome ? Elle n’en savait rien, une seule chose était sûre : le tatouage ne se décalquait que sur la peau humaine et dédaignait les supports inertes comme l’étoffe, la pierre, le verre ou l’acier.

Nathan roula sur le dos. Aussitôt le félin glissa en suivant l’arc d’une côte pour venir stagner au-dessus de son nombril. Il s’était légèrement dilaté, signe d’un trouble hormonal certain chez le porteur. Un accès d’angoisse ou de dépression. Stress post-coïtal, probablement. Nath ouvrit les yeux, suivit le regard de Lise et jura :

— Shit ! C’est pas vrai, tu recommences ? C’est détestable ! Reprends-le !

Elle gloussa, masquant sa déconvenue.

— On dirait que ça te fait peur, observa-t-elle, comme… comme une maladie contagieuse. Moi je trouve ça plutôt charmant.

Il leva les yeux au ciel et s’agenouilla, cherchant dans le fouillis de ses vêtements son paquet de cigarettes.

— Si tu voulais me faire plaisir, tu t’en débarrasserais définitivement, fit-il d’une voix changée, tendue.

— Et comment ?

— Couche avec un type ignoble, que tu détestes, que tu souhaiterais voir passer sous les roues d’un autobus et laisse-lui ton minet en cadeau… perpétuel.

— Salaud !

Elle faillit bouder, se ravisa et sourit de manière angélique, comme traversée par une illumination.

— Mais c’est tout ton portrait ! s’exclama-t-elle. Pourquoi chercher ailleurs ?

Nathan ne rit pas. La faible luminosité de la veilleuse accentuait la coupure des rides d’expression sur son visage émacié. Il semblait inquiet, mal à l’aise.

— Écoute, commença-t-il, je ne plaisante plus. Tu sais que j’ai rencontré un mec qui a essayé de se faire enlever un de ces foutus tatouages ? Sa femme avait le dessin en horreur : c’était le portrait d’une ancienne maîtresse, le coup classique ! D’habitude on prélève un carré de peau superficiel, et hop ! le truc vient avec. Là, impossible ! Le dessin n’arrêtait pas de bouger, le chirurgien courait d’un bout à l’autre du corps avec son scalpel, comme on poursuit une poule pour lui couper le cou ! Mais la « poule » ne s’est pas laissé attraper !

Lise pouffa, la main devant la bouche. Le garçon laissa percer une certaine irritation.

— Mince, c’est sérieux ! grogna-t-il en triturant sa cigarette. Il y a des trucs bizarres, des zones floues… Personne ne sait d’où provient l’encre dont vous vous servez ! Un animal ! QUEL ANIMAL ? Quand on pose la question, on se fait taper sur les doigts : secret professionnel, protection des brevets d’invention ! C’est facile !

— Tu parais bien fureteur pour un critique pictural…

— La peinture c’est fini, j’ai laissé tomber. Depuis l’affaire des Vandales, tous les artistes ont la trouille d’exposer, pire : d’être connus, de devenir célèbres[4] ! J’ai repris le journalisme scientifique. Je bosse pour une association de consommateurs… Un canard très motivé qui traque les fraudes, les magouilles chimiques, les poisons en tout genre.

— Tiens ! Tiens ! Ta visite ne serait-elle pas aussi amicale que je le croyais ?

— Ne te fiche pas de moi ! Je t’aime beaucoup, j’ai peur de te voir plonger dans une mélasse assez immonde. Ton Barney n’est pas clair…

Lise sursauta.

— Tu connais Barney ? Oh, mais bien sûr ! Le type qui le suit depuis plusieurs jours, c’est toi ! C’est ça ? C’est toi le super-détective ? Le nouveau Bogart-au-chignon ?

Le garçon haussa les épaules ; une seconde, Lise crut que les clavicules allaient déchirer sa peau brune.

— Enfin ! grogna-t-elle en abandonnant le ton du sarcasme. Barney ce n’est pas la Maffia ! Tu l’as vu ? Haut comme trois pommes, avec sa tête de chien de bande dessinée !

— Ça ne veut rien dire ! J’ai connu des empoisonneurs industriels de la pire espèce qui passaient pour de braves petits vieux vulnérables et qu’on prenait par la main à chaque passage clouté ! Qui est derrière Barney ? C’est le trou noir ! La Société pour l’exploitation du Tatouage Mobile c’est le néant. Une boîte postale, rien de plus. Pas un labo décelable, pas un responsable dont on connaisse l’adresse. J’ai interrogé trois tatoueurs. Rien, le bide. Ou ils ne savent rien… ou ils ont peur.

— Alors tu es venu ici… La brave Lise qui vous attend toujours en ouvrant les cuisses, sympa. Un peu « limitée » mais sympa, pas chichiteuse pour un sou, fait partie de ces filles qui préfèrent coucher avec le premier venu que de passer pour « mémère » en ayant le malheur de dire « non »…

— Arrête ton cirque !

Sur le ventre de Nath le petit chat noir palpitait au rythme de sa colère. Distendu, il atteignait à présent la taille d’une pomme. La jeune femme s’assit, une boule dans la gorge. La sueur séchait sur son corps, se changeait en frissons. Nathan la prit par les épaules.

— C’est dangereux, tout ça, murmura-t-il d’une voix à peine audible, je le sens. J’ai le pif ! Ça pue le scandale, la catastrophe imminente. Il y a trop de cartes cachées pour que ça soit honnête. C’est vrai, je suis venu aux renseignements, mais aussi parce que ça m’embêterait qu’il t’arrive quelque chose de moche… Okay ? Maintenant dis-moi ce que tu sais sur Barney…

Elle éclata.

— Mais je ne sais rien ! Barney, c’est un fantôme ! Il apparaît, il disparaît, entre-temps personne ne sait où il se cache ! L’argent est viré sur des comptes magnétiques. La comptabilité est saine, sans traficotage. Je ne sais rien d’autre… Je travaille de mon plein gré, je ne subis aucune pression et je suis bien payée, qu’est-ce que tu veux de plus ?

— Okay ! Okay !

Nath se rallongea. Il avait l’air fatigué, déçu. Lise l’examina du coin de l’œil. Cherchait-il un scoop à toute force ? Malgré sa belle prestance, il ne devait pas être très loin des quarante ans ; jusqu’à présent son nom n’avait été associé à aucun papier important. En mal de promotion, n’était-il pas atteint de la paranoïa des vieux journalistes qui finissent par subodorer un scandale derrière chaque réussite ? D’un coup elle se sentit triste, seule, lasse. Elle s’étendit, se colla contre le ventre de l’homme, étroitement.

— Je viens reprendre le chat, lui chuchota-t-elle à l’oreille.

Nathan sourit et referma ses bras sur les reins de Lise. Ils firent à nouveau l’amour avec une sorte de tendresse mélancolique d’abord, puis avec une fureur désespérée qui les laissa haletants et trempés de sueur. Lorsqu’ils se séparèrent, ni l’un ni l’autre n’avait joui.

Lise roula sur le flanc et s’endormit.

Le chat avait réintégré « la maison »…